"En croyant disposer d’indicateurs qui résument de manière neutre et précise la complexité de la réalité, les gouvernants se trompent. Par exemple, résumer l’évolution climatique à des variations de température et tenter d’intégrer ces variations dans les modèles économiques à l’aide d’indicateurs comme le prix mondial unique du carbone (censé optimiser les émissions de gaz à effet de serre selon un raisonnement coût-bénéfice), c’est massivement réduire les enjeux climatiques à de simples variations de température. Cette réduction laisse dans l’ombre les conséquences géopolitiques, démographiques, migratoires, agricoles et biologiques que des variations des températures moyennes ne manqueront pas d’avoir. La croyance en la quantification (ainsi, entre autres, qu’aux modèles économiques ou économétriques) conduit à résumer la réalité à quelques variables qu’on peut modéliser économiquement et sur lesquelles on pense pouvoir agir."
"En passant de l’évaluation des coûts de réduction d’émissions à l’analyse coût-bénéfice du changement climatique, l’économiste s’octroie la position centrale. Ce faisant, non seulement il définit le terrain de l’étude, mais il choisit les armes et joue le rôle d’arbitre ! Ayant ramené le problème du changement climatique à une question purement économique, celle de l’optimisation intertemporelle de la consommation, l’économiste a transformé toute discussion selon son propre système de pensée » (Pottier, 2016).
"C’est le même type de soumission aux chiffres qui est dénoncé par un tout autre type d’analystes : certains critiques d’art. Pour Boris Groys (2013), l’art est aujourd’hui jugé par le nombre de spectateurs cumulé dans le temps, le nombre de visiteurs qui ont vu telle ou telle exposition. Les musées eux-mêmes subissent « l’estimation statistique » : « la collection du musée est vue comme une matière première » et « les charts sont le critère du succès : nombre de visites, nombre de critiques dans la presse spécialisée, situation financière, reconnaissance par les collègues » (Groys, 2013). La statistique, et en l’occurrence les enquêtes permanentes sur les goûts des publics et la réception des œuvres d’art par ceux-ci, en viennent à pervertir la production artistique et le travail culturel en tendant à se substituer à l’art et à ses spécificités. L’artiste ne se définit plus par la singularité de son art, par l’originalité de son esprit créatif, mais par des degrés de diffusion de sa production, par son classement ou sa position dans les charts. « L’effet Van Gogh n’existe plus » (Groys, 2013). Par conséquent, l’art ne s’établit plus dans un « canon historique », mais dans la statistique. Ce n’est plus l’œuvre qui est au cœur des attentions, mais son contexte et l’évaluation de sa réception. Les indicateurs quantitatifs s’intègrent à l’art, au point de tendre à se substituer aux œuvres – tel est en tout cas le mécanisme dénoncé par Boris Groys."